Belges, jeunes et engagés dans la voie du djihad en Syrie (Le Monde)Depuis le début du conflit, entre 80 et 300 Belges, sur 500 Européens, ont rejoint la rébellion contre Bachar Al-Assad.
- Une cinquantaine de djihadistes français sur le front syrien
- Sharia4Belgium, le groupe terroriste à l'origine de l'envoi de combattants belges en Syrie
- Les Européens s'inquiètent de la menace posée par les jeunes candidats au djihad
Belges, jeunes et engagés dans la voie du djihad en Syrie Le Monde.fr | 11.05.2013
Par Mathilde Carton
Bruxelles, envoyée spéciale. Quatre parcours, un même objectif : rejoindre
les rebelles syriens. Sammy, Sean, Zacharia et Ismaïl ont entre 16 et
23 ans et sont originaires de Laeken et de Schaerbeek, deux quartiers
populaires de Bruxelles. Ces aspirants combattants font partie des 80
(selon Europol) à 300 Belges (d'après une bonne source musulmane belge),
ayant rejoint des groupes djihadistes en Syrie. Une proportion inouïe au regard des cinq cents Européens recensés
par l'université britannique King's College. Pourquoi sont-ils partis ?
Quête d'identité, idéalisme, lavage de cerveau ? En espérant un
hypothétique retour, leurs familles, rencontrées à Bruxelles fin avril,
essaient de garder contact par texto. Mais les enfants le répètent : leur vie n'est plus en Belgique.
- Zacharia, 23 ans, et Ismaïl, 16 ans, parti il y a trois semaines
Les deux fils d'Abdelwahad sont partis en Syrie à trois mois d'intervalle. "A partir du moment où mon fils aîné a commencé à fréquenter la mosquée de Vilvorde, il s'est fait embrigader." Pour ce chauffeur de voitures
ministérielles, il n'y a pas de doute : Sharia4Belgium a manigancé le
départ de Zacharia et d'Ismaïl. Cette organisation islamiste, qualifiée
de "groupe terroriste" par Europol et sous le feu de la justice belge, enverrait des combattants en Syrie.Etudiant en ingénierie électro-mécanique, Zacharia est volontiers décrit comme un
"gamin joyeux et vivant",
bien intégré à la société belge. Né de parents marocains divorcés
depuis 2010, il est musulman, mais pas fanatique. Jusqu'à cette retraite
spirituelle de six jours à Vilvorde, en septembre.
"Du jour au lendemain, il m'a dit qu'il voulait émigrer pour faire la guerre sainte, s'indigne Abdelwahad
. J'ai essayé de le dissuader : il ne voulait rien savoir." Le 24 décembre, la mère de Zacharia découvre un billet d'avion pour la Turquie sur sa table de chevet. Aller simple.
Les parents confisquent son passeport et essaient de le raisonner.
"Je l'ai même emmené voir
un imam de la mosquée du Cinquantenaire à Bruxelles. Il lui a dit que
la guerre en Syrie était une guerre civile qui ne lui appartenait pas",
s'énerve le père. Zacharia paraît plus ou moins convaincu, mais reste
silencieux. Le 17 janvier, il part comme tous les matins en direction de
l'école. A 23 heures, Zacharia appelle son petit frère :
"Ça y est, je suis en Turquie." Ismaïl prévient la mère. De nouveau, c'est le branle-bas de combat.
Accompagnés de l'oncle de Zacharia, les parents partent pour Istanbul
le 22 janvier. Ils retracent le parcours de leur fils avec l'aide des autorités turques : de la téléboutique de la gare routière où Zacharia a appelé Ismaïl jusqu'à un premier hôtel à Adana.
"Sur les vidéos de surveillance, j'ai vu mon fils en train de prendre son petit-déjeuner", s'étonne encore le quinquagénaire, dépassé par une situation irréelle. Il voit Zacharia payer la note d'hôtel avant de prendre un taxi en direction d'Antioche, à 200km de là.
"C'est ça qui m'étonne, il avait de l'argent alors que je ne lui donnais que 160 euros par mois !"Les parents remontent la piste jusqu'à un petit hôtel tenu par une
Syrienne. La directrice se souvient de quatre Belgo-Marocains qui
parlaient de rejoindre Alep. Elle refuse de leur louer une chambre. Trop dangereux. Les garçons laissent leurs affaires, et repartent le soir même.
"On l'a raté de quatre jours, se désole Abdelwahad.
Son trajet était tout tracé, et il avait de l'argent. Je suis convaincu qu'il a suivi une filière."Le retour en Belgique est difficile. Ismaïl s'isole, secoué par le
départ de son frère. Ses parents lui arrachent des informations ;
Zacharia vit dans une maison abandonnée à Alep, avec d'autres Belges. Il
a commencé un entraînement militaire avec le Front Al-Nosra, le principal groupe djihadiste syrien, apparenté à Al-Qaida. Le 8 mars, Zacharia appelle son père.
"Il m'a dit qu'il cherchait le martyre, et qu'il voulait instaurer un califat en faisant la guerre contre les 'mécréants' ! J'ai eu peur, lâche Abdelwahad, épuisé.
Il a été complètement retourné." Son père lui demande de rentrer. Zacharia a peur d'être fiché, de finir en prison.
Scolarisé au lycée Fernand Blum, le
"petit Ismaïl" part à son tour le 4 avril avec un de ses camarades de classe, Bilal,
15 ans. Ils ont une scolarité irréprochable, exempte de tout problème
disciplinaire. Les deux mineurs ont pris un aller simple pour la Turquie, sans même être questionné par la douane. Une fois arrivé, il envoie un SMS.
"J'espère que vous n'êtes pas allés voir la police, je vous aime." Deux semaines plus tard, un nouveau texto : Ismaïl a lui aussi commencé l'entraînement militaire, aux côtés de son grand frère.
- Sammy, 23 ans, parti il y a six mois
"Mon fils n'est pas un terroriste." Malgré l'épuisement,
Chantal (le prénom a été changé) ne tremble pas. Son fils Sammy est
parti en Syrie il y a six mois. Il a attendu que sa mère aille en Allemagne voir de la famille pour plier bagage.
"Il m'a conduite à la gare routière, et m'a embrassée comme si de rien n'était. C'est la dernière fois que j'ai vu mon fils." Attablée dans un petit café du centre
de Bruxelles, Chantal ressasse ce qui s'est passé : le mauvais
pressentiment quand Sammy n'a plus répondu au téléphone, le retour
précipité à Bruxelles dans son appartement vide... Seules reliques : un
coran et un livre sur le dialogue chrétien-musulman, qui lui sont tous
deux adressés. Elle dépose un avis de disparition. Quelques semaines
plus tard, un coup de fil, enfin.
"Il m'appelait de Turquie où il disait avoir rejoint les camps humanitaires à la frontière syrienne",
raconte cette ancienne éducatrice de 62 ans. Sammy n'est pas parti
seul. Il a embarqué avec cinq de ses amis, dont Sean, 23 ans.
"Ils avaient prévu leur coup de longue date, explique Chantal.
Il m'a dit qu'il ne reviendrait pas."Converti à l'âge de 14 ans après le divorce de ses parents, Sammy a toujours été croyant.
"A 7 ans, il m'a demandé s'il pouvait être baptisé. Ça a toujours été en lui", confit la mère, qui se définie comme étant
"un peu chrétienne". Chantal l'encourage alors dans sa pratique, contrairement au père, catholique d'origine ivoirienne, qui rejette l'islam du fils. Après le bac, Sammy ne sait pas trop quoi faire. Il travaille quelques temps dans un garage, mais vit surtout au chômage.
Début 2012, il s'enferme dans la religion, prie cinq fois par jour, se laisse pousser la barbe, et ne vient plus aux anniversaires familiaux,
"parce qu'on n'y mange pas halal".
"J'écoutais les informations, il écoutait des prêches, explique encore Chantal.
On ne parlait plus de la même chose mais on n'a jamais arrêté de communiquer." Sammy appelle sa mère tous les jours. La veille du départ, il l'invite chez lui.
"On a mangé ensemble, on a parlé de tout et de rien, comme d'habitude, se souvient-elle
. Il m'a récité quelques versets du coran en chantant." Ecartant un classeur où elle conserve des coupures de presse sur les
départs belges, Chantal ouvre un cahier noirci par des nuits d'écriture.
"J'ai listé toutes les raisons pour lesquelles il a pu partir", explique t-elle. L'idéalisme, face à une guerre injuste, qui frappe les civils ; le sentiment d'être utile, d'exister dans le regard des autres ; l'échappatoire enfin, sa vie bruxelloise se résumant au chômage.
Chantal a aussi listé les zones d'ombre. Peut-être que Sammy est
parti parce qu'on l'en a convaincu. Elle sait qu'il était bénévole au Resto du Tawhid,
une association qui distribue des repas aux sans-abris autour de la
gare de Bruxelles-Nord, tout comme Sean et les autres. Or, le Resto du
Tawhid est géré par Jean-Louis Denis, un Wallon converti à l'islam
soupçonné de faire
partie de Sharia4Belgium. La mère suspecte aussi ce professeur d'arabe
qu'elle n'a jamais rencontré, mais qui rendait régulièrement visite à
Sammy. Et puis, au fond d'elle-même, elle blâme la douleur du divorce
qui a peut-être mis son fils sur la voie du djihad.
Car Sammy n'est pas dans un camp humanitaire, comme il l'a prétendu :
il est dans un camp d'entraînement. Le 13 mars, la police fédérale
belge lui montre une vidéo dans laquelle son fils apparaît, une kalachnikov en bandoulière. Un instructeur djihadiste le présente comme l'un des
"trois Belges" ralliés à la cause.
"Il ne voulait pas que je découvre la vérité. Je me suis sentie trahie", avoue Chantal.
C'est Sammy qui a appelé la mère de Sean. Les garçons sont partis en
mission dans la nuit du 15 au 16 mars. Une bombe a explosé, suivie d'une
attaque. Sean est mort, Sammy a été blessé d'une balle dans le dos. Il a
dû enterrer son ami sur place, comme le veut la tradition musulmane.
"On a gâché la vie de mon fils", dit Olivier. Ce père de 43 ans parle d'une voix douce, sans fureur, mais dénonce
"ceux qui tirent les ficelles".
"Ils l'ont mis en première ligne, sans aucune préparation. On n'envoie pas des gens faire la guerre comme ça, en utilisant l'ignorance et la foi de ces jeunes. Eux y croyaient. Voilà le résultat." Sean s'est converti à l'islam il y a deux ans et demi, après la mort d'un copain dans un accident de voiture. Il va alors prier à la mosquée avec des amis, pour rendre hommage au défunt. Sean change son alimentation, et se met à prier plus fréquemment.
"Il a fait un pèlerinage à la Mecque l'été dernier, raconte son père.
Il était très fier, il voulait vivre sa foi à fond." Mais sa quête spirituelle le change aussi. Il sort moins, n'écoute plus
beaucoup de musique, alors qu'il avait passé son adolescence à danser. Il développe aussi de nouvelles fréquentations, notamment au sein du Resto du Tawhid.
"Une histoire similaire à celle de Sammy, analyse cet ancien imprimeur.
Ils se cherchaient une identité grâce à l'islam, probablement parce qu'ils n'avaient pas vraiment d'avenir ici. Mais certains en ont profité."Les parents de Sean n'ont jamais habité ensemble. Cela ne les empêche pas de rester bons amis, et Olivier de voir Sean le week-end et les vacances.
"Il n'a pas vraiment eu d'autorité paternelle, admet-il.
Ce n'était pas comme une famille idéale, mais il était entouré." Le père et le fils travaillent parfois ensemble. C'est l'occasion de discuter, de rire, mais aussi d'échanger sur leurs religions respectives : islam pour Sean, bouddhisme pour Olivier. Mais bientôt le jeune homme se braque,
"comme s'il n'y avait qu'une façon de faire".
"Quand
je n'étais pas d'accord avec lui, notre conversation s'arrêtait. Je
concluais toujours en lui disant que c'est le résultat qui compte : si
tu arrives à être heureux et à rendre heureux." Olivier se dit alors que son fils s'adoucira avec le temps. Aujourd'hui, il regrette de ne pas avoir agi alors qu'il sentait la dérive.
Avec Chantal, il a participé à une réunion rassemblant d'autres familles,
des imams et des policiers. Une première. Les autorités belges ont en
effet mis du temps à réagir. Ce n'est qu'en mars, lorsque le départ de
Sammy et Sean a été révélé dans la presse, qu'un groupe de travail a été mis en place pour coordonner
polices fédérale et locales, parquets et ministères. Mais pour les
parents, rien ou presque. Chantal dénonce l'incompétence des services de police, incapables de localiser son fils, mais surtout le silence des autorités. Elle veut mettre
en place un groupe de soutien pour réunir les familles, avec l'aide
d'Olivier. Elle a déjà contacté six parents grâce au bouche à oreille.
"Je voudrais que la mort de Sean serve à quelque chose, pour protéger d'autres jeunes, murmure Olivier.
L'islam, ce n'est pas la violence."Mathilde Carton