Un livre important à lire et à faire connaître.
Shlomo Sand est interviewé par Elisabeth Shemla qui est très pro-sioniste d'où les questions violnetes. Mais Shlomo Sand se défend bien.
Shlomo Sand : l'invention d'Israël
Le Point - Publié le 08/09/2012
Dans "Comment la terre d'Israël fut inventée" (Flammarion), l'historien
de Tel-Aviv s'attaque à l'idée fondatrice de l'imaginaire sioniste.
Polémique en vue.Shlomo Sand, historien israélien. © BALTEL/SIPA
Le Point : Dans votre précédent livre, vous expliquiez que le
peuple juif est une invention. Aujourd'hui, vous vous en prenez à l'idée
d'"Eretz Israël" (la terre d'Israël). D'où vient cette rage qui vous
pousse à déconstruire l'imaginaire de la collectivité à laquelle vous
appartenez, l'Etat d'Israël ? Shlomo Sand : Ma rage, comme vous le dites à juste titre, vise les fondements
judéo-centristes et ethnocentristes d'Israël, qui compromettent son
avenir. Elle est donc redoublée par une profonde inquiétude. Je vis au
Proche-Orient, et je veux croire que mes enfants et petits-enfants y
vivront aussi : en effet, bien que je ne sois pas sioniste, j'espère
qu'Israël me survivra. Si mes parents n'ont pas perdu espoir dans l'Europe des années 40, les "anges de l'Histoire" qui m'accompagnent ne m'ont pas autorisé à désespérer.
Ce
n'est pas de l'avenir mais du passé que traite votre livre. Que la
terre d'Israël promise par Dieu aux Hébreux soit un mythe et pas une
vérité historique, d'accord, mais la belle affaire ! Tous les peuples,
toutes les communautés humaines se nourrissent de mythes. Encore
faut-il savoir que ce sont des mythes. Petite, vous avez peut-être cru
que les bébés étaient apportés par les cigognes. Si cette croyance avait
perduré après un certain âge, elle serait devenue problématique. Ma
génération gauchiste a dit beaucoup de sottises, mais elle a eu le
mérite de déconstruire la vision essentialiste de la francité qui
découlait du mythe gaulois dont même Marine Le Pen
n'ose pas se réclamer aujourd'hui. Ainsi, si nous n'avons pas changé le
monde, nous avons au moins contribué à ouvrir la politique de
l'identité. Alors, bien sûr, je n'ignore pas que la Révolution
française, la Révolution soviétique et tous les grands événements de
l'Histoire relèvent autant de la mythologie que de la vérité historique.
Et je sais pertinemment que les groupes n'agissent pas seulement en
fonction de leur raison, mais aussi sous l'emprise de leur imaginaire.
Mais je vous rappelle que l'université de Tel-Aviv me verse un salaire
pour décomposer des mythes et dévoiler des vérités.
Les nations
ne vivent pas de vérités ! En 1945, la France avait sans doute besoin
de croire qu'elle avait été plus résistante qu'elle ne l'avait vraiment
été. Comment conjuguer la quête de vérité avec ces croyances qui aident
les peuples à vivre ? Je le répète, le métier d'historien
consiste à dévoiler la vérité. Cela dit, je sais que toute identité
collective a besoin de la chaleur des mythes pour affronter la dureté de
la vie, même si, personnellement, comme citoyen et comme historien, je
préfère rechercher cette chaleur dans l'universalisme. Quoi qu'il en
soit, certains mythes sont préférables à d'autres. Le discours de la
gauche française, notamment de Jean-Luc Mélenchon, qui prétend que tous
les Français sont des immigrés, comporte beaucoup d'aspects
mythologiques, mais ces mythologies me paraissent moins nocives que
celles de Marine Le Pen, dès lors qu'elles permettent de combattre le
racisme. Le problème, aujourd'hui, est que le futur n'est plus porteur
d'espérance. Autrement dit : il n'y a plus de mythe fondateur. Aussi les
sociétés ont-elles tendance à se tourner vers le passé. Il est vrai que
nous devons beaucoup à la tradition : beaucoup de sagesse et beaucoup
de bêtises.
Quand vous vous attaquez aux mythes du peuple juif
ou de la terre d'Israël, vous savez bien que votre travail d'historien a
une résonance politique... Evidemment ! Tout d'abord, les
tragédies du XXe siècle font qu'il est plus facile d'étudier les mythes
aryens, gaulois ou jacobins que le mythe du "peuple-race" juif qui
prétend que les juifs modernes sont des descendants des Hébreux. Marc
Bloch et Raymond Aron l'ont fait avant moi, mais, dans les années 40 et
jusqu'en 1980, on pouvait dire : "Les juifs ne sont pas une ethnie" ou
"Le judaïsme recouvre plusieurs cultures". Aujourd'hui, il est beaucoup
plus périlleux de tenir ce genre de discours, d'une part à cause de la
montée du communautarisme et du repli identitaire, et d'autre part en
raison du recul du nationalisme républicain classique. Par ailleurs,
comme citoyen israélien, je ne pense pas seulement historiquement, mais
aussi politiquement. Or je crois que, de même que le mythe jacobin a pu
s'avérer oppresseur à un moment donné, le mythe sioniste engendre
aujourd'hui des malheurs, tant pour les sionistes que pour leurs
voisins.
Même si ce n'est pas votre but, ne remettez-vous pas en question l'existence même de l'Etat dont vous êtes citoyen ? C'est
ce dont on m'a accusé, mais c'est faux. Je ne suis pas sioniste, mais
pas non plus antisioniste ! D'ailleurs, ayant vu le jour en 1946 dans un
camp de réfugiés qui attendaient leur départ pour Israël, je suis en
quelque sorte un produit du sionisme. Je pense donc que les Israéliens
ont aujourd'hui le droit de vivre sur cette terre et que toute remise en
question de ce droit engendrerait des injustices pour les deux parties.
Mais, pour moi, ce droit se fonde sur les processus historiques et
politiques intervenus au XXe siècle, pas sur les assertions bibliques.
Or le postulat sioniste qui est à l'origine de cet Etat repose sur le
mythe selon lequel la terre d'Israël appartient aux juifs. Et tous les
écoliers israéliens qui étudient la Bible comme s'il s'agissait d'un
manuel d'histoire intègrent ce mythe comme une vérité historique.
D'accord,
la Bible est un récit mythologique, pas un livre d'histoire. Mais il se
trouve que ce récit, qui est le texte de référence des Juifs, se
déroule bel et bien au Proche-Orient. Cela ne confère sans doute pas de
droits historiques aux Juifs, mais cela crée des liens, non ? On
touche là au coeur du problème : tous les événements de la Bible se
situent autour des Territoires occupés en 1967. Si nous avons un droit
de propriété historique sur cette terre, il concerne davantage
Jérusalem, Bethléem, Hébron et Naplouse que Tel-Aviv et la côte. Il est
vrai que l'attrape-nigaud sioniste, c'est-à-dire l'idée que la terre
historique d'Israël appartient au peuple juif historique, a bien
fonctionné jusqu'en 1967, tant que cela restait un vague rêve. A partir
du moment où cette prétention à réaliser le Grand Israël, c'est-à-dire
l'Israël de la Bible, s'est incarnée dans la réalité, elle est devenue
un projet politique très problématique. Le rejet de ce projet est
d'ailleurs au coeur de l'idéologie de la gauche israélienne actuelle :
si on est favorable, comme je le suis, à l'instauration de deux Etats
(plutôt en confédération), Israël doit quitter Hébron et Naplouse et
accepter que Jérusalem soit la capitale de deux Etats. Bref, on ne peut
pas, dans la même phrase, réclamer le retour aux frontières de 1967 et
invoquer le droit historique des juifs sur cette terre.
De toute façon, on n'a pas besoin de la Bible pour affirmer qu'il y a toujours eu une présence juive en Palestine. Certes,
mais cette présence a longtemps été très faible, notamment parce que,
du point de vue rabbinique, les juifs n'avaient pas le droit d'émigrer
en Terre sainte avant l'arrivée du Messie. Surtout, même la gauche
sioniste oublie opportunément que la Palestine était plutôt une terre
d'exil pour les juifs persécutés en Europe. Le soutien accordé par les
Britanniques au mouvement sioniste s'explique essentiellement par le
fait qu'ils n'avaient pas la moindre envie de voir les juifs orientaux
(Ostjuden), misérables et pouilleux, qui fuyaient les pogroms
s'installer chez eux. Et, malgré tout cela, en 1947, au moment du vote
de l'Onu, on comptait 1,3 million d'Arabes et 650 000 juifs. Or le plan
de partage de la Palestine accordait pratiquement le même territoire aux
uns et aux autres. C'était très injuste.
Qu'est-ce qui aurait été juste ? De créer Israël en Suisse ? On
peut toujours rêver rétrospectivement. En tout cas, contrairement à une
autre idée reçue, le projet sioniste a échoué à sauver les juifs
d'Europe. Les plus sages ont migré vers le continent américain au début
du XXe siècle, tandis que seule une infime minorité partait vers le
Proche-Orient.
L'Amérique et l'Angleterre fermant leurs portes
aux candidats à l'émigration, ils n'avaient pas beaucoup d'autres
options que la Palestine - ou la France, mais c'est une autre histoire.
Dans ces conditions, il était de bonne guerre que les dirigeants
sionistes mobilisent l'imaginaire biblique pour justifier la création du
Foyer national juif en Palestine. Eh bien non, ce n'était
pas de bonne guerre. Ce mensonge continue aujourd'hui encore à produire
des effets délétères. Si les sionistes avaient dit : "Désolés, nous nous
sommes installés sur une terre qui ne nous appartenait pas parce que
nous n'avons pas eu le choix, car le monde occidental et les Etats-Unis
nous ont fermé leurs portes dès 1924", les choses auraient été très
différentes. On peut discuter des faits politiques et historiques, mais
on ne discute pas les mythes.
Sauf que, comme vous le montrez
pour le déplorer, au Moyen-Orient, les mythes véhiculent des
représentations politiques. Et, si la mythologie sioniste a pu se
déployer, c'est aussi parce qu'il n'existait pas de mythologie
concurrente. Il y avait évidemment une population palestinienne, dont
une partie a été chassée en 1948, mais pas de peuple palestinien.
D'ailleurs, entre 1948 et 1967, l'idée de créer un Etat palestinien n'a
pas effleuré les Egyptiens, qui contrôlaient Gaza, ni les Jordaniens,
qui dirigeaient la Cisjordanie. C'est parfaitement exact, il y
avait une population et pas une nation. Et alors ? A vrai dire, les
notions de peuple et de nation m'intéressent assez peu. Mais je n'en
démordrai pas : un projet national qui puise sa légitimité dans une
présence remontant à deux mille ans et qui s'arroge un droit de
propriété sur une terre où des gens bien réels vivent et travaillent
depuis toujours est parfaitement injuste. Et l'injustice a été d'autant
plus grande que les sionistes n'ont jamais cherché à intégrer cette
population, tout en prétendant que cette terre appartenait désormais au
peuple juif. Il faut cependant noter que le mouvement sioniste, y
compris dans sa composante d'extrême droite, n'a jamais véhiculé de
projet d'extermination.
Ouf, le sionisme n'est pas le nazisme, on respire ! Cela ne vous empêche pas de parler d'apartheid... Ne
soyez pas de mauvaise foi ! Je dis qu'il y a une situation d'apartheid
dans les Territoires occupés : les chances pour un colon juif de
Cisjordanie de rencontrer un Palestinien sont infimes. L'existence de
routes distinctes pour les Arabes et pour les juifs n'est pas une
invention, si ?
Bien que vous soyez un grand défenseur de la
cause palestinienne, vous ne semblez guère intéressé par les agissements
des Palestiniens et des Arabes. Or, quels que soient les défauts de la
société israélienne, si on s'intéresse, par exemple, au traitement des
minorités, elle n'a pas à rougir de la comparaison avec les sociétés qui
l'entourent - ce qui explique que nombre d'Arabes israéliens n'aient
pas la moindre envie de devenir citoyens de l'éventuel Etat palestinien.
La comparaison entre la société israélienne et des sociétés
où le revenu moyen est dix fois moindre est totalement dénuée de
pertinence. D'ailleurs, Israël ne veut pas être comparé avec les pays
arabes, mais avec les démocraties libérales occidentales. Et là, la
comparaison est beaucoup plus douloureuse. Sur le plan des principes, il
est utopique de penser qu'il pourrait y avoir égalité parfaite entre un
Israélien juif et un Israélien arabe. Et dans la réalité, la tolérance
et le libéralisme régressent dans la société israélienne. Il y a
quelques semaines, un professeur d'université à la retraite affirmait,
dans une tribune publiée par Haaretz, que le sang joue un plus grand
rôle que la culture dans la construction de l'identité. Je doute que Le
Monde publierait de tels propos ! Dans cette ambiance, les juifs sont de
plus en plus nombreux à croire qu'ils descendent tous de David et à
penser qu'Israël n'appartient pas aux Israéliens, mais à tous les juifs
du monde. Et nous, Israéliens, sommes de plus en plus portés à avoir un
comportement "a-libéral" et "a-démocratique".
On vous interroge sur les Arabes, vous répondez sur les Juifs. Sont-ils les seuls responsables ? Les
forts sont toujours plus responsables que les faibles, ce qui ne
signifie pas que les faibles soient des anges. Je suis opposé sur le
principe à l'existence d'un Etat juif comme à celle d'un Etat
gallo-catholique en France, mais je suis également hostile au droit au
retour pour les Palestiniens comme à la loi du retour pour les juifs. Je
ne crois pas à un Etat binational parce que les Israéliens
n'accepteront pas de vivre en minorité dans leur propre pays. En
revanche, notre seule chance de survie est de devenir une vraie
République laïque, dans laquelle les juifs resteront majoritaires mais
où tous les citoyens seront égaux en droit.
Contrairement à ce
que prétendait il y a quelques années Pascal Boniface, peu de pays sont
critiqués aussi violemment qu'Israël. N'avez-vous pas peur d'être
instrumentalisé par les ennemis de votre pays ? Je ne veux
pas me comparer à plus grand que moi, mais tous les écrits importants
ont été instrumentalisés. Jean-Jacques Rousseau a été instrumentalisé
par Robespierre, Marx a été instrumentalisé par Staline, Sorel par
Mussolini, etc. Si je redoutais d'être instrumentalisé, je n'écrirais
rien. Bien sûr, je ne suis ni Rousseau ni Marx, seulement un historien
israélien qui tente d'avoir un peu plus de courage que les autres. Et le
courage est souvent douloureux.
Propos recueillis par
Élisabeth Lévy"Comment la terre d'Israël fut inventée" (Flammarion, 350 p., 22,50 E). A paraître le 12 septembre.
Repères1946 Naissance à Linz (Autriche), dans un camp de réfugiés.
1948 Emigration en Israël.
1967 Jeune soldat, il fait partie des troupes israéliennes qui pénètrent dans la vieille ville de Jérusalem.
1968-1970 Militant au Matzpen, mouvement israélien d'extrême gauche.
1971-1975 Etudes d'histoire à Tel-Aviv.
1977-1984 Doctorat à l'EHESS : " Georges Sorel et le marxisme : rencontre et crise ".
Depuis 1985 Professeur à l'université de Tel-Aviv.
1985 " Georges Sorel en son temps " (Seuil).
2004 " Le XXe siècle à l'écran " (Seuil).
2006 " Les mots et la terre. Les intellectuels en Israël " (Fayard).
2008 " Comment le peuple juif fut inventé. De la Bible au sionisme " (Fayard).
2009 " De la nation et du "peuple juif" chez Renan " (Les liens qui libèrent). Reçoit le prix Aujourd'hui.
" Juif " et " juif "Comme Marc Bloch, Shlomo Sand considère qu'il n'existe pas de "
peuple juif " et que la judéité ne se réfère qu'à la religion. Aussi
écrit-il les juifs avec un " j " minuscule, comme les musulmans ou les
chrétiens. Si on pense au contraire que les Juifs constituent une
collectivité repérable dans l'Histoire, indépendamment de leurs
croyances - ce qui explique qu'on puisse se dire juif et athée -, on
emploie un " J " majuscule. Cette question, qui reflète la difficulté de
définir une appartenance entre culture, religion et nation, a nourri
d'interminables controverses (notamment dans les rédactions).