Une fortification israélienne: La ligne BAR - LEV, Mythe et réalité,
par Pierre RAZOUX [1]Le 6 octobre 1973, les armées égyptiennes et syriennes attaquent par
surprise les forces de défense israéliennes stationnées le long du canal
de Suez et du plateau du Golan. Après avoir été surpris par les succès
arabes initiaux, les Israéliens se ressaisissent et lancent une
contre‑offensive en direction de Damas qui leur permet de s'assurer de
nouveaux gages territoriaux, au prix cependant de lourdes pertes.
Profitant de l'échec d'une nouvelle offensive égyptienne en direction
des cols stratégiques du Sinaï, ils récupèrent l'initiative des
opérations sur le front Sud et traversent à leur tour le Canal. Ils
développent alors une offensive audacieuse en terre africaine qui leur
permet d'encercler
in extremis l'une des deux armées
égyptiennes. Le 25 octobre, un cessez‑le‑feu imposé par les deux grandes
puissances fige la situation, préludant un règlement diplomatique
d'autant plus difficile que celui‑ci est compliqué par le déclenchement
d'une crise pétrolière qui modifie durablement l'équilibre
géostratégique au Proche‑Orient.
Vingt‑cinq ans après, il est intéressant de rappeler l'un des
épisodes les plus marquants de cette guerre du Kippour: la conquête de
la ligne fortifiée Bar‑Lev par les troupes égyptiennes. L'image des
commandos égyptiens franchissant le canal de Suez a d'autant plus marqué
les esprits que cette traversée était réputée presque impossible. Le
ministre israélien de la Défense, Moshé Dayan, n'avait‑il pas déclaré
que le Canal constituait «
le meilleur fossé antichar du monde ». Qui plus est, la ligne Bar‑Lev, véritable symbole de la présence israélienne le long de la voie d'eau, était présentée comme «
une nouvelle ligne Maginot dans le sable ». En
quelques jours, l'armée égyptienne a pourtant balayé ce mythe. À
l'issue de cette guerre, de nombreux experts se sont posé la question
de l'utilité des lignes fortifiées au regard de l'apparente prééminence
du combat aéro-blindé. Mais revenons en arrière...
La transition vers une stratégie défensiveÀ la fin de la guerre des Six Jours (5‑10 juin 1967), les forces
israéliennes occupent la rive orientale du canal de Suez. La
multiplication des accrochages le long du canal incite les stratèges
israéliens à réfléchir à un nouveau système de défense dans le Sinaï.
Rapidement, l'état‑major ordonne l'érection d'un formidable rempart de
sable et de terre compact, sur presque toute la longueur du canal. Ce
rempart permet l'observation des lignes ennemies, de l'autre côté de la
voie d'eau, tout en masquant le déplacement des unités israéliennes sur
la rive orientale. Il est progressivement surélevé pour atteindre une
hauteur d'une vingtaine de mètres. Il serre de si près le canal, qu'il
ne laisse aucun espace de manœuvre le long des berges qui sont minées et
recouvertes de barbelés. Qui plus est, sa pente très raide (entre 45°
et 60°) rend impossible son ascension par les blindés.
Simultanément, le général Abraham Adan, du corps des blindés, est
nommé à la tête d'un groupe de travail qui doit suggérer un plan de
défense cohérent de la péninsule du Sinaï. Le général Adan propose un
plan fondé sur la construction d'un système d'alerte et de défense le
long du canal, qui puisse empêcher la traversée des blindés ennemis
pendant les vingt‑quatre premières heures d'un conflit éventuel, le
temps que l'essentiel des réservistes israéliens ait rejoint le front.
Ce dispositif serait constitué d'une trentaine de points d'appui
fortifiés tenus chacun par une section d'infanterie. Des détachements
blindés seraient chargés de patrouiller entre les intervalles. Ce plan
reçoit l'aval du général Gavish, commandant du front Sud. Gavish et Adan
sont conscients du fait que la présence d'éléments permanents de
l'armée israélienne le long du canal constitue une cible tentante pour
l'armée égyptienne, et qu'une ligne de défense statique est contraire à
la logique offensive de la doctrine israélienne qui prône l'offensive,
la mobilité, la rapidité et la nécessité impérieuse du mouvement
continu. Ils estiment néanmoins que leur solution présente l'avantage
d'empêcher les forces égyptiennes de prendre pied facilement sur la rive
orientale du canal, tout en assurant une base de départ pour les forces
israéliennes en vue d'une éventuelle contre‑offensive en terre
africaine.
Ces propositions sont alors vivement contestées par deux généraux sortis auréolés de la
blitzkrieg de
juin 1967 et qui occupent d'importantes fonctions au sein de
l'état‑major: Israël Tal et Ariel Sharon. Ces derniers estiment que la
construction d'une telle ligne serait néfaste pour plusieurs raisons,
étant coûteuse en moyens humains et matériels, incitant les Égyptiens à
poursuivre les hostilités d'autant plus facilement que ces fortins
seraient à portée de leur puissante artillerie et qu'ils pourraient
facilement être neutralisés ou contournés. Les deux hommes militent au
contraire pour une défense mobile reposant sur trois éléments: un
système de détection électronique le long du canal; des détachements
blindés patrouillant en permanence sur les rives du canal, peu
vulnérables de par leur incessante mobilité; une ou plusieurs divisions
blindées maintenues en réserve en retrait du dispositif hors de portée
de l'artillerie ennemie, susceptible de réagir à la moindre tentative
de traversée égyptienne.
Haim Bar‑Lev, le nouveau chef de l'état‑major général, tranche en
faveur de la ligne fortifiée qui prend bientôt son nom. Il considère que
l'abandon des berges inciterait les Égyptiens à des incursions de plus
en plus audacieuses. Moshé Dayan, qui s'était initialement opposé à ce
projet, lui préférant l'établissement d'une ligne de défense mobile au
niveau des cols stratégiques du Sinaï, s'y rallie finalement, sans doute
par calcul politique. Le général Adan est confirmé dans ses fonctions
de coordonnateur des travaux de défense sur le front Sud. Grâce aux
efforts des sapeurs israéliens, les travaux de construction de la ligne
Bar‑Lev sont achevés au printemps 1969, alors même que la guerre d'usure
entre dans sa phase décisive. Cette guerre larvée combine des duels
d'artillerie de part et d'autre du canal de Suez, avec des raids
toujours plus spectaculaires menés dans la profondeur du territoire
adverse. La Ligne subit à cette occasion son baptême du feu, avec succès
semble‑t‑il, puisque les pertes israéliennes chutent considérablement.
Qui plus est, si certains ouvrages sont endommagés par les bombardements
répétés de l'artillerie lourde égyptienne, aucun n'est irrémédiablement
détruit. La ligne répond donc à sa vocation qui est avant tout de
protéger le personnel chargé de surveiller les abords du canal.
Une ligne de près de 200 kilomètresLa ligne Bar‑Lev, désormais achevée, se compose d'une trentaine de fortins
(les Maozim) répartis
sur près de 200 kilomètres, et espacés chacun d'environ 5 kilomètres.
Cette distance est néanmoins ramenée à 2 kilomètres face aux sites
prévisibles de traversée. La position la plus septentrionale se trouve
en face de Port‑Fouad, sur les rives de la Méditerranée, tandis que la
plus méridionale se situe à 25 kilomètres au sud-est de Port Tewfik, en
bordure de la mer Rouge sur un promontoire appelé Ras Missalah. Chaque
poste est équipé pour l'observation visuelle et électronique. Les
positions fortifiées, surmontées d'une tour d'observation, sont dotées
d'importants stocks de vivres et de munitions. Des orifices de tir sont
aménagés dans toutes les directions, couvrant ainsi l’ensemble des
secteurs d’où pourrait provenir une attaque ennemie. Des galeries et des
boyaux joignent chaque position de tir, facilitant le repli vers une
seconde ligne de défense située à 400 mètres en retrait.
Certains fortins peuvent accueillir quelques pièces d'artillerie,
ainsi que trois ou quatre chars. Chacun d'entre eux a été conçu pour
résister à l'impact direct d'un obus de 155 mm ou d'une bombe de 500
kilogrammes. Pour leur édification, les Israéliens ont utilisé les rails
de l'ancienne voie ferrée Ismaïlia/Gaza pour renforcer leur structure.
Un dispositif particulier permettant de répandre du liquide enflammé à
la surface du canal semble avoir été mis en place sur certains sites
par les Israéliens. Il existe une controverse sur l'existence et le
caractère opérationnel de ce dispositif. Bien que la position
israélienne de principe consiste à nier son existence. certains auteurs
israéliens reconnaissent que leur armée a testé un tel dispositif,
d'autant que les Égyptiens en ont observé les essais à de multiples
reprises. Il semble que celui‑ci ait été installé sur au moins deux
sites et que les essais ne s'étant pas avérés concluants, leur
généralisation ait été abandonnée. Cette allégation semble avoir été
confirmée par deux ingénieurs israéliens affectés à l'entretien de ce
dispositif, qui ont été capturés par les Egyptiens le 6 octobre 1973, au
moment du déclenchement de la guerre du Kippour.
Des murets, des champs de mines et des tranchées complètent enfin le dispositif et défendent les accès aux routes principales.
Une deuxième série de points d'appui plus sommaires (les
Taozim) est
implantée à une dizaine de kilomètres en retrait de la ligne, afin
d'abriter les centres de coordination de l'artillerie et les postes de
commandement avancés des unités mobiles.
Les différents ouvrages de la ligne sont reliés entre eux par un
important réseau routier, dont trois rocades parallèles construites à
cette occasion par le génie israélien: la première dénommée « route
lexique », borde immédiatement la voie d'eau et permet d'accéder aux
fortins; la seconde, située à une dizaine de kilomètres plus à l'est,
juste derrière la première ligne de crête, est identifiée sous
l'appellation de « route de l'Artillerie » ‑ elle permet en effet à
l'artillerie israélienne de se déployer sur ses positions de tir ‑ la
troisième, enfin, connue sous le nom de « route latérale », se trouve à
une trentaine de kilomètres à l'est du canal et permet le basculement
des forces d'un secteur à l'autre du front.
Les incohérences d'un système ambivalentA l'automne 1970, après l'entrée en vigueur d'un cessez‑le‑feu
mettant fin à la guerre d'usure, le débat stratégique est relancé. Le
général Sharon, commandant du front Sud, épaulé par Tal, nouveau chef
d'état‑major adjoint, tente de faire prévaloir son point de vue. Sharon
ferme à cette occasion plusieurs ouvrages de la ligne Bar‑Lev.
Considérant qu'un nouveau conflit débouchera inéluctablement sur une
offensive blindée israélienne en terre africaine, il aménage trois
sites de traversée près des fortins
Milano, Matzmed et
Mafzeah. Près
de chacun d'eux, le remblai de sable a été affaibli, de telle sorte
qu'il puisse être aisément déblayé pour permettre aux véhicules
d'accéder au canal. Sur chaque site, une cour pavée de briques.
camouflée par une pellicule de sable, facilite la gestion des véhicules
aux abords de la voie d'eau.
Au début de 1972, un compromis est adopté sous la houlette du nouveau
chef de l'état‑major général, David Elazar. D'une part, plusieurs
fortins sont fermés, officiellement pour raison d'économie, d'autre
part, il est décidé que la ligne doit prioritairement être appréhendée
comme un système d'alerte, et ensuite seulement comme une ligne de
défense. Le débat n'est donc pas réellement tranché. Malgré cela, «
le pays dort tranquille derrière cette splendide et coûteuse fortification, tout comme la France en 1939 ».Hormis la ligne, le commandant du front Sud dispose d'une division
blindée échelonnée entre le canal de Suez et la frontière israélienne,
conformément aux dispositions du plan de défense baptisé «Pigeonnier» (
Shovah Yonim). L'une
des brigades de cette division assure la défense immédiate du canal:
son premier bataillon est éclaté en pelotons, répartis à intervalles
réguliers sur toute la longueur de la ligne; le second bataillon est
scindé en compagnies positionnées sur la route de l'Artillerie; le
troisième et dernier bataillon est maintenu à l'abri, le long de la
route latérale. Une deuxième brigade est maintenue en réserve au
quartier général du front, à Bir‑Gifgafa
(Refidim), à 75
kilomètres du canal, prête à se déployer vers l'avant en quelques
heures. Une troisième brigade est stationnée plus en retrait dans la
péninsule du Sinaï. Elle peut rejoindre le front en une dizaine
d'heures. Une brigade d'artillerie, composée de quatre bataillons
d'obusiers automoteurs, est chargée d'appuyer l'action des unités
blindées de première ligne. En cas d'alerte, ce dispositif comprenant
290 chars et 48 canons peut naturellement être renforcé par plusieurs
autres divisions. Les Israéliens comptent en fait sur leur aviation pour
stopper une éventuelle offensive égyptienne, pensant que celle‑ci sera
en mesure de réitérer les mêmes exploits que ceux qui la rendirent
célèbre lors de la guerre des Six Jours.
Au lieu d'utiliser pleinement la profondeur stratégique sur laquelle
il peut désormais compter, l'état‑major israélien s'évertue à
sanctuariser ses nouvelles frontières et à tracer dans le sable
d'invisibles lignes d'arrêt. Persuadé qu'il ne doit pas laisser
l'adversaire installer une tête de pont au‑delà des lignes de
cessez‑le‑feu, il prévoit de livrer bataille près de celles‑ci.
La stratégie israélienne est ainsi pervertie parce qu'elle est
défensive alors même que sa doctrine opérationnelle reste résolument
offensive
. L'idée maîtresse de la doctrine israélienne demeure
en effet le transfert du combat en territoire ennemi. Au niveau
élémentaire, les officiers continuent à prôner les valeurs de
l'offensive.
Le syndrome du désert des Tartares affecte pourtant l'armée
israélienne. Dans les fortins de la ligne, et malgré tout le confort
dont ceux‑ci sont dotés. les réservistes ont le sentiment de mener la
vie morne des garnisons lointaines. Une période de réserve sur le canal
est considérée comme «
un moindre mal, presque comme des demi‑vacances sous le soleil africain ». Les
correspondants de guerre qui se succèdent le long de cette ligne
devenue mythique, décrivent son confort comme bien supérieur à celui des
installations américaines au Viêt‑Nam. À la veille de la guerre, les
fortins de la ligne Bar‑Lev ne sont gardés que par les 436 soldats du
68e bataillon de la 116é brigade d'infanterie de réserve de Jérusalem et
par quelques dizaines d'appelés du
Nahal. Ces hommes sont à
mille lieues d'imaginer ce qui les attend. Ils n'ont pas été prévenus de
l'imminence de l'assaut égyptien. Leurrés par le remarquable plan de
déception élaboré par le service secret égyptien
(Moukhabarat), les
services de renseignement israéliens, aveuglés par un formidable
complexe de supériorité et minés par des rivalités internes, n'ont en
effet confirmé le déclenchement de l'attaque arabe que dans la nuit du 5
au 6 octobre. L'information, conservée toute la matinée par le
gouvernement et les plus hautes autorités militaires, n'a été
répercutée vers les unités de première ligne que tardivement et
imparfaitement.
Un colosse aux pieds d'argileDurant la nuit précédant l'offensive arabe, des équipes spécialisées
de nageurs de combat égyptiens neutralisent les canalisations
israéliennes destinées à répandre du liquide enflammé à la surface du
canal de Suez. Le 6 octobre 1973 à 6 heures du matin, le compte à
rebours est enclenché. À 14 heures, l'orage éclate. Plus de 200
appareils de combat égyptiens survolent le canal et se dirigent vers
leurs objectifs situés dans le Sinaï, donnant le signal de l'attaque
générale. Cinq minutes plus tard, l'artillerie égyptienne déclenche un
formidable tir de barrage contre la rive orientale du canal, pilonnant
sans relâche les fortins de la ligne Bar‑Lev. Ce déluge de feu dure 53
minutes au cours desquelles plus de 100000 obus s'abattent sur les
positions israéliennes. Plusieurs fusées sol‑sol Frog et missiles
air‑sol Kelt sont tirés sur les postes de commandement israéliens situés
à proximité du front.
A 14 h 20, la première vague d'assaut composée de 4 000 commandos
égyptiens entame une traversée décisive. Les canots se dirigent vers
des zones situées entre les fortins et les points d'appui de la rive
orientale, afin d'être le moins exposés aux tirs ennemis. Dès qu'ils
atteignent la berge, les combattants débarquent et dressent des échelles
de cordes sur les parois abruptes du rempart de sable pour faciliter
l'escalade des vagues d'assaut successives. Les premières bannières
égyptiennes sont déployées au sommet de la rive orientale aux alentours
de 14 h 30. Les commandos de cette première vague se ruent alors vers
l'intérieur de la péninsule pour dresser des embuscades destinées à
repousser les premières contre‑attaques israéliennes. La noria des
vagues d'assaut se poursuit pendant plus de trois heures. La traversée
du canal de Suez s'exécute conformément aux plans préétablis, sans
anicroches majeures. À 16 h 30, la huitième vague a pris pied sur la
berge orientale. Ce sont dix brigades d'infanterie et huit bataillons
de commandos qui ont ainsi franchi le canal. Dès 18 heures, chacune des
cinq divisions d'infanterie contrôle une tête de pont s'étendant sur 4
kilomètres à l'intérieur de la péninsule du Sinaï. Les fantassins
égyptiens investissent plusieurs fortins inoccupés, puis se répandent
derrière la ligne Bar‑Lev, coupant ainsi toute voie de repli aux
garnisons isolées. Ils sont rejoints au crépuscule par plusieurs
centaines de commandos héliportés.
Pendant ce temps, les sapeurs égyptiens entament l'ouverture de
brèches dans le rempart israélien à l'aide de charges de démolition,
mais surtout grâce à de puissants canons à eau qui transforment
rapidement celui‑ci en torrents de boue, illustrant parfaitement
l'image du colosse aux pieds d'argile. Le chef d'escadron Gérard
Chapuis, observateur des Nations unies sur le canal à cette époque et
auteur d'un mémoire sur la guerre du Kippour déposé à la bibliothèque de
l'École militaire, estime à cet égard «
qu'il se pourrait que la
véritable surprise du Kippour dans le secteur du canal ait été l'entrée
en action de ces canons à eau. Si les Israéliens avaient connu leurs
possibilités, le rempart de la ligne Bar‑Lev n'aurait jamais exercé sur
eux l'influence exagérément sécurisante qui fut la sienne ». À 18 h 30, la première brèche est ouverte. Deux heures plus tard, le
premier pont est opérationnel. Les flots de véhicules commencent à se
répandre sur la rive orientale, pendant que l'infanterie élargit les
têtes de pont. Parmi les premiers véhicules blindés à franchir le canal
se trouvent les BRDM‑2 antichars et les chars démineurs PT‑54 chargés
d'ouvrir des voies de pénétration dans les abords immédiats du
dispositif israélien.
Des réactions désordonnéesDès que les premiers rapports faisant état du déclenchement de
l'attaque égyptienne parviennent au quartier général israélien, les
unités blindées exécutent automatiquement leur déploiement vers
l'avant, conformément aux dispositions du plan
Shovah Yonim. Par
compagnies, voire par pelotons. les chars israéliens chargent en
direction de la ligne Bar‑Lev, sans le moindre appui d'infanterie ou
d'artillerie, ni la moindre reconnaissance préalable. Ils se heurtent
alors aux multiples embuscades tendues par les commandos égyptiens.
Parfaitement équipés en armes antichars. Ceux-ci étrillent les
formations blindées israéliennes, d'abord à coup de missiles Sagger,
puis à coup de lance‑roquettes RPG‑7. Les chars qui parviennent à
franchir cet écran et à rejoindre la voie d'eau sont immédiatement pris à
partie par les chars égyptiens retranchés sur la rive occidentale du
canal et par les équipes antichars parvenues au sommet du remblai
israélien. Les équipages rescapés se replient alors de quelques
kilomètres, le temps de se regrouper, puis de se lancer dans de
nouvelles charges folles vers les têtes de pont égyptiennes, essuyant
des échecs similaires.
La confusion règne tout autant au quartier général du front Sud : les
noms de code, les coordonnées topographiques et les signaux de
reconnaissance sont fréquemment intervertis. N'arrivant pas à déterminer
l'axe d'effort principal des Égyptiens, le général Mendler. commandant
la 252e division blindée, éparpille ses contre-attaques et disperse
les premiers renforts qui commencent à arriver en début de soirée La
460e brigade est dirigée au nord d'Ismaïlia, tandis que la 401e brigade
est engagée au sud des lacs Amers. Durant toute la nuit, ainsi qu'une
partie du lendemain, ces brigades effectuent des attaques dignes de «la
charge de la brigade légère», essayant désespérément de désenclaver les
fortins isolés. Elles absorbent de lourdes pertes. En de rares
circonstances, elles parviennent à obtenir quelques succès en tenant
sous leur feu des ponts ennemis ou en infligeant à l'assaillant des
pertes substantielles. Le bataillon du lieutenant‑colonel Shlomoh
Nitzani appartenant à la 14e brigade. après être parvenu à proximité du
fortin
Pourkan, tire ainsi sur le pont situé en face d'lsmaïlia, détruisant une trentaine de blindés égyptiens.
À l'aube du 7 octobre, le
bilan s'avère lourd. La division Mendler a perdu 194 chars, soit les
deux tiers de sa dotation. La 1 4e brigade est pratiquement anéantie.
Les 401e et 460e brigades ont leur potentiel réduit de moitié. Les
Égyptiens, de leur côté, n'ont perdu qu'une centaine de chars. À 10
heures, I'état‑major israélien autorise les garnisons isolées à évacuer
leurs positions ou, à défaut, à se rendre. Parmi les survivants, qui
tentent de rejoindre les lignes israéliennes, nombreux sont ceux qui
sont capturés par les Égyptiens. Durant la nuit du 7 au 8 octobre, le
général Ariel Sharon, commandant d'une division blindée israélienne de
réserve, planifie une opération de secours afin de permettre
l'évacuation des fortins situés dans son secteur. Cette opération n'est
cependant pas avalisée par ses supérieurs qui l'estiment trop risquée
pour un enjeu limité.
Vingt‑six minutes après le déclenchement des hostilités, les premiers
chasseurs bombardiers israéliens interviennent eux aussi dans la
bataille, attaquant prioritairement les sites de franchissement
égyptiens, mais délaissant les sites de missiles antiaériens.
Handicapés par l'écran de brouillard artificiel qui gène leur visée et
par la densité du barrage antiaérien qui les oblige à larguer leurs
bombes à haute altitude, les pilotes n'obtiennent aucun résultat
significatif. Qui plus est, la moitié des appareils engagés durant les
premières vagues d'attaque sont touchés par la défense antiaérienne
égyptienne qui dresse un véritable mur de feu autour du canal. Le
lendemain matin, I'activité de l'aviation israélienne
(Cheyl Ha'Avir) se
focalise à nouveau sur l'attaque des ponts mis en place par les
Égyptiens. En début de soirée, neuf ponts sur dix ont été atteints, mais
aucun d'eux n'a été détruit. Les sapeurs égyptiens réparent en effet
les sections endommagées en quelques heures. En fin de soirée, le
général Benjamin Peled, commandant la
Cheyl Ha’Avir, interdit à
ses pilotes le survol du canal sur une largeur de 15 kilomètres de part
et d'autre de la voie d'eau, afin de limiter les pertes qui grimpent
vertigineusement.
La sanction indiscutable des faitsAprès l'échec d'une ébauche de contre‑attaque générale, le 8 octobre,
Moshé Dayan ordonne le repli jusqu'à nouvel ordre des troupes
israéliennes le long de la route latérale, à une trentaine de kilomètres
en retrait du canal. Seuls des détachements continuent de patrouiller
sur la route de l’Artillerie, en vue de freiner la poussée égyptienne.
Pendant ce temps, les fantassins égyptiens progressent
précautionneusement vers l'Est, faisant avancer la ligne de front
jusqu'à une douzaine de kilomètres du canal. Conjointement, les
divisions d'infanterie réalisent leur jonction et la présence égyptienne
sur la rive orientale s'articule autour de deux vastes têtes de pont,
disposées de part et d'autre des lacs Amers.
Le général Shazli décide de stopper la progression de ses troupes,
afin que celles‑ci puissent disposer du temps matériel nécessaire pour
se retrancher et affermir leurs positions. Il concentre ses efforts sur
la réduction de la ligne Bar‑Lev. Les soldats égyptiens arrivent au
contact des fortins israéliens qui n'ont pas encore été conquis, tirent
de brèves rafales, se déplacent rapidement dans les tranchées et
terminent leur assaut à la grenade, voire au lance‑flammes. Les combats
sont féroces et se terminent par de véritables corps à corps. Nombre
d'entre eux sont vécus en direct à la radio par les responsables
israéliens, ce qui ne fait qu'accroître un peu plus leur découragement.
Le 9 octobre, en début d'après‑midi, les Égyptiens capturent le fortin
dominant Ras Missalah, verrouillant ainsi leur dispositif au sud.
Seuls deux fortins restent encore aux mains des Israéliens, quatre
jours après le déclenchement des hostilités. Le premier, identifié sous
le nom de code
Masrek, est situé à Port Tewfik, en face de
Suez, sur une presqu'île reliée à la péninsule par une bande de terre de
6 mètres de large. Sa garnison, commandée par le lieutenant Shlomo
Ardinest, est composée de 42 hommes. Celle‑ci endure des tirs de barrage
incessants et tient tête pendant une semaine aux assauts répétés des
commandos égyptiens Ce n'est que le 13 octobre à midi qu'elle se rend,
sous le contrôle de représentants de la Croix‑Rouge. Le second, connu
sous le nom de code
Budapest, est situé à l'extrême nord de la
ligne, en bordure de la Méditerranée, à une dizaine de kilomètres de la
position retranchée égyptienne de Port‑Fouad. Commandé par le capitaine
Motti Ashkenazi, sa garnison ne compte que dix‑huit hommes, trois chars
et quatre canons de campagne, ces derniers étant rapidement mis hors de
combat par les bombardements ennemis. Dès 16 heures, le 6 octobre, cette
garnison doit faire face à l'attaque d'une colonne composée d'une
trentaine de blindés. La garnison parvient à repousser l'assaut en
infligeant à l'adversaire de lourdes pertes: une cinquantaine de
soldats, sept chars, huit blindés et plusieurs jeeps équipées de canons
sans recul. Simultanément, un commando amphibie venu de Port‑Fouad
débarque à un kilomètre et demi à l'est du fortin, I'isolant
complètement. Les tentatives israéliennes pour rétablir le lien avec
celui‑ci échouent. La garnison, bien que harassée par de fréquents
bombardements repousse plusieurs attaques ennemies. Finalement, dans la
nuit du 9 au 10 octobre, sous la pression croissante des attaques
israéliennes, les commandos égyptiens sont obligés de décrocher,
rejoignant Port‑Fouad avec leurs canots à moteur. Dans la matinée du 10
octobre, les Israéliens parviennent à désenclaver
Budapest, qui
constitue en définitive le seul fortin de la ligne Bar‑Lev à ne pas
avoir été capturé par les Égyptiens. La réduction de tous les autres est
synthétisée dans le tableau suivant:
- Orkal
| capturé le 7 octobre
|
- Lahtzanit
| capturé le 7 octobre
|
- Drora
| évacué le 7 octobre
|
- Ktouba
| évacué le 7 octobre
|
- Milano
| évacué dans le nuit du 7 au 8 octobre
|
- Mifreket
| capturé le 8 octobre
|
- Hizayon
| capturé le 8 octobre
|
- Pourkan
| évacué dans la nuit du 8 au 9 octobre
|
- Matzmed
| capturé le 9 octobre
|
- Lakekan
| évacué durant la journée du 7 octobre
|
- Botzer
| évacué durant la nuit du 8 au 9 octobre
|
- Zidon/Litouf
| capturés le 7 octobre
|
- Mafzeah
| capturé le 8 octobre
|
- Nissan
| capturé durant la nuit du 8 au 9 octobre
|
- Masrek
| capturé le 13 octobre
|
- Ras Missalah
| capturé le 9 octobre
|
Quelles leçons tirer de cet échec ?Occupée par une garnison symbolique bien inférieure à ce qu’elle
aurait dû être en temps normal, la ligne Bar-Lev a été conquise en
quelques jours, sans trop de difficultés. Nombreux sont ceux qui ont
alors condamné son utilité, à l’image de l’éditorialiste d’une revue
militaire italienne :
« En ce qui concerne les fortifications et les
systèmes de défense fixe de la ligne Bar‑Lev, il ne semble même plus
possible de prétendre qu'une combinaison convenable de défenses fixes et
mobiles puisse servir à quelque chose (...). Les fortifications et les
défenses fixes, aisément repérables avant même le début des hostilités,
et donc facilement attaquables. sont totalement dépourvues de
signification, surtout si elles sont conçues dans le but d'arrêter une
attaque frontale de l'ennemi ». Le syndrome de la ligne Maginot
avait marqué durablement les esprits, sans doute avec quelques raisons.
Le divisionnaire Borel a émis, quant à lui, une opinion beaucoup plus
nuancée sur ce sujet dans la
Revue militaire suisse de décembre 1974:
«
On a hâtivement conclu à l'inutilité des troupes de couverture ‑ et des
fortifications ‑ placées sur le canal de Suez et sur le Golan, parce
que, lors de l'offensive massive d'octobre, les Égyptiens avaient
rapidement franchi le canal (...). C'est laisser croire que les forces
de couverture doivent et peuvent à elles seules gagner la guerre. Or, ce
que l'on croit avoir constaté, c'est qu'elles ont bel et bien « couvert
» la mobilisation et la mise en place des grosses unités, accordant au
commandement la liberté d'action qui lui a finalement permis de gagner
la bataille ». L'historien américain Trevor Dupuy semble s'être
rallié à cette dernière analyse, estimant que le concept même de la
ligne avait finalement fonctionné:
« La ligne Bar‑Lev a joué son
rôle. Bien que bénéficiant de la surprise, I'offensive égyptienne a été
suffisamment ralentie pour permettre aux réserves locales israéliennes,
bientôt appuyées par les nombreux réservistes, de la retarder dans un
premier temps, puis de la stopper ».En fait, la défense statique semble avoir une fois de plus démontré
ses limites, sans qu'il faille nécessairement la rejeter
systématiquement. Le débat évolue en fait autour de deux critères
objectifs: d'une part, la comparaison des objectifs poursuivis par
rapport aux résultats obtenus, en tenant compte du concept d'emploi;
d'autre part, la comparaison du coût total par rapport à l'efficacité
globale. De ce double point de vue, la prise de la ligne Bar‑Lev par les
Égyptiens illustre l'inadéquation d'une stratégie floue, oscillant
entre contraintes politiques et impératifs militaires. A vouloir
satisfaire les deux, les Israéliens ont partout échoué.
Paradoxalement, il est intéressant de souligner que sur le Golan, la
combinaison d'un simple fossé antichar avec de vastes bandes minées
s'est avérée proportionnellement plus rentable, puisqu'un tel
dispositif a permis aux Israéliens. pour un coût modique. de ralentir la
percée syrienne, voire même de la contenir sur une partie du front,
causant la perte de nombreux blindés adverses. De son côté, le système
défensif syrien maillant le plateau du Golan a fait lui aussi preuve
d'une efficacité certaine. Celui‑ci a été conçu autour de plusieurs
lignes de tertres reliées entre elles par de vastes zones minées
parsemées de simples casemates. Ce système a illustré le rôle que l'on
pouvait attendre d'un réseau de positions retranchées: retarder et user
l'ennemi. Chaque tertre a ainsi constitué un point fortifié permettant à
celui qui le contrôlait de canaliser l'adversaire, tout en l'utilisant
comme un pivot pour la manœuvre de ses propres forces blindées. Les
Israéliens, après avoir difficilement conquis une portion de ce
complexe défensif, ont pu en apprécier l'utilité lorsqu'ils ont dû faire
face aux contre‑attaques successives de leurs adversaires arabes.
La faillite de la ligne Bar‑Lev, même si elle constitue un exemple
supplémentaire des limites toujours plus fortes qui bornent le concept
même de fortification, ne condamne pas irrémédiablement ce dernier. À
l'issue du conflit, certains experts ont estimé que les points fortifiés
conservaient encore une certaine utilité, à partir du moment où on les
considérait comme des éléments canalisant le flux ennemi vers des points
de passages obligés, et comme des pivots autour desquels pourraient
évoluer des forces de manœuvres très mobiles, alternant embuscades,
coups d'arrêt et contre‑attaques de flanc. La ligne Bar‑Lev n'a
cependant pas été conçue pour canaliser l'assaillant, ni pour faciliter
une manœuvre dynamique, puisqu'elle se trouvait adossée sur les berges
du canal. Après la guerre, les autorités israéliennes ont tenté de
justifier la capture de la ligne et l'insuffisance de sa garnison par sa
fonction première: un simple réseau d'alerte. Pourquoi alors s'être
désespérément accroché à cette ligne, au point de sacrifier une division
blindée pour tenter de la renforcer et d'en évacuer les tronçons isolés
?
L'image de la ligne Bar‑Lev semble, en fait, avoir surtout pâti des
échecs répétés des premières contre‑attaques blindées israéliennes. De
nombreux auteurs ont inconsciemment mis ces échecs au passif de la ligne
elle‑même. C'est oublier un peu vite que ces formations blindées ont
été engagées en dépit du bon sens le plus élémentaire. Le fait que
celles‑ci se soient fait étriller n'est pas lié à la faiblesse de cette
ligne fortifiée, mais bien à des erreurs de manœuvre rendues
inéluctables par le souci de coller à un concept perverti. D'un simple
ensemble d'avant‑postes, la ligne Bar‑Lev s'est progressivement
transformée en un vaste réseau fortifié, à l'image de la ligne défensive
syrienne qui surplombait le plateau du Golan au moment de la guerre des
Six Jours. Les Israéliens semblent d'ailleurs avoir oublié qu'ils
étaient parvenus à conquérir cette ligne en quelques heures.
La construction de la ligne Bar‑Lev a enfin coûté très cher au budget
militaire israélien et a entraîné de nombreux gaspillages et scandales
financiers. De nombreuses sources estiment le coût total de la ligne
Bar-Lev à plus de 300 millions de dollars. Certaines entreprises de
travaux publics ont construit à cette occasion de véritables fortunes.
Plusieurs d'entre elles ont été épinglées par Yitzhak Nebenzahl, le
contrôleur général de l'État d'Israël. C'est sans doute là qu'il faut
chercher la cause véritable du rejet du concept. Si la ligne n'avait pas
été aussi coûteuse, les Israéliens lui auraient sans doute pardonné
plus aisément le fait d'être tombée en quelques jours. Si les
investissements consentis pour sa construction avaient été affectés à la
mise en place de moyens aéro-blindés, les responsables militaires
auraient disposé de bien plus d'avions et de chars. Ils auraient surtout
été moins tentés de s'accrocher au Canal préservant leurs forces vives
pour la contre‑offensive générale qui aurait pu être lancée plus tôt.
En conclusion, on peut considérer que la guerre du Kippour n'a pas
tranché définitivement pour ou contre le concept de défense statique. Au
demeurant, elle a démontré, d'une part, le caractère essentiel d'une
doctrine d'emploi des forces cohérente et d'autre part, I'importance du
génie et des moyens techniques les plus modernes pour aménager
rapidement des positions défensives d'un rapport coût-efficacité
intéressant. Les Marocains s'en souviendront quelques années plus tard
lorsqu'ils entreprendront la construction du Mur, face au Front
Polisario, dans le Sahara occidental.
[2]
[1] Pierre RAZOUX, docteur en histoire, fonctionnaire au ministère français
de la Défense, a publié un ouvrage intitulé « La guerre israélo-arabe
d’octobre 1973. Une nouvelle donne militaire au Proche-Orient »,
Economica, Paris, 1999
[2] Conférence prononcée le 15 avril 1999 lors d’un séminaire BASTION
dirigé par notre camarade Jean-François PERNOT, au sein du Centre
d’Etudes d’Histoire de la Défense, et reprise dans le Cahier n° 10
« Histoire de la fortification » du CEHD, Addim, Paris, 1999