NOTE D'ACTUALITÉ N°293
SYRIE : LE FRONT AL-NUSRAH A LA MANOEUVRE Alain Rodier 14-12-2012
Télécharger la note (PDF 339ko) Le
11 décembre 2012, le gouvernement américain a reconnu officiellement la
Coalition nationale des forces d'opposition et de la révolution
syrienne fondée en novembre au Qatar. Il a parallèlement désigné comme
« mouvement terroriste » le Front al-Nusrah pour le peuple du Levant
qui, il convient de le souligner, ne fait pas partie de cette coalition.
L'objectif de Washington est d'isoler ce mouvement extrémiste et de
crédibiliser la nouvelle Coalition nationale. Pour faire bonne mesure,
il a aussi classé comme « terroristes » deux milices
progouvernementales : le Jaish al-Sha'bi (L'armée du peuple) et les
sinistres Shabiha, ainsi que leurs dirigeants Ayman et Mohammad Jaber.
En plus de crimes de guerre, le Jaish al-Sha'abi est soupçonné être armé
et entraîné par l'Iran.
En fait, le département du Trésor a modifié l'
Executive Order 13224, qui désigne déjà Al-Qaida en Irak (AQI) comme une organisation
terroriste étrangère, en précisant qu'elle a adopté les nouveaux alias
suivants : Front al-Nusrah, Jabhat al-Nusrah, Jabhet al-Nusra, le Front
de la victoire et enfin, Front al-Nusrah pour le peuple du Levant.
Washington affirme également que l'émir d'AQI, Abou Bakr al Baghdadi al Husseini al Qurashi[1] «
contrôle à la fois AQI et al-Nusrah ». Pour les Américains, la messesest dite : le Front al-Nusrah n'est qu'une branche d'AQI !
De
son côté, le Front al-Nusrah s'est toujours bien gardé de dévoiler son
appartenance à la nébuleuse créée par Oussama Ben Laden de manière à
tenter de conserver un minimum de crédibilité en Syrie et à l'étranger.
Le Front al-Nusrah pour le peuple du Levant Le
Front al-Nusrah pour le peuple du Levant, qui représente un peu moins
de 10% des forces rebelles en Syrie, a revendiqué des centaines
d'attaques en Syrie. Il serait responsable de 42 attentats-suicide sur
les 52 ayant eu lieu dans le pays depuis le début de l'année 2012. A
travers ces actions, le Front al-Nusrah se définit comme une partie
légitime de l'opposition syrienne, alors qu'il ne fait que tenter de
récupérer la lutte du peuple syrien au profit d'AQI dans le but
d'établir un Etat islamique situé à cheval sur la Syrie et l'Irak.
Deux de ses dirigeants ont aussi été inscrits sur la liste des « terroristes internationalistes » par les Etats-Unis.
-
Maysar Ali Musa Abdallah al-Juburi, un Irakien faisant partie d'AQI
depuis 2004. Il a quitté Mossoul (Irak) pour la Syrie fin 2011, afin d'y
exporter l'idéologie d'Al-Qaida et de former des groupes de cette
obédience. Il est devenu le chef militaire et religieux du Front
al-Nusrah.
- Anas Hasan Khattab, également de nationalité
irakienne, serait le responsable logistique du mouvement. C'est lui qui
assurerait la liaison avec AQI.
Le département du Trésor n'a pas
ajouté à la liste le chef officiel du mouvement, le cheikh Abou
Mohammad al Julani, vraisemblablement car son identité n'est pas définie
avec exactitude. Au mieux, on sait qu'il serait de nationalité
syrienne !
Le Front al-Nusrah bénéficie de l'expérience de
combattants irakiens qui composent la majorité de l'encadrement.
Toutefois, très internationaliste, il compterait également des
volontaires marocains, algériens, tunisiens, égyptiens, jordaniens,
palestiniens et tchétchènes[2].
A terme, ils pourraient être rejoint par des volontaires européens
voire américains. Le fait que le Front al-Nusrah soit bien organisé,
qu'il ait des moyens qui semblent plus importants que ceux alloués aux
autres groupes d'insurgés, et surtout, que ses membres soient très
motivés et combatifs, attire de nombreux combattants syriens qui sont
lassés de l'amateurisme et de l'indolence de l'ASL. De plus, il a été
constaté à Alep que ses combattants intervenaient toujours aux points
chauds puis se repliaient ensuite se faisant relativement discrets aux
yeux de la population, ce qui provoque une certaine sympathie de cette
dernière à leur égard. Cette manière de procéder est la conséquence d'un
encadrement performant et professionnel, ce qui est loin d'être le cas
pour l'ASL.
Le Front al-Nusrah n'hésite pas à mener des
opérations sophistiquées, parfois en liaison avec d'autres groupes
djihadistes. Par exemple, en décembre 2012, il s'est allié à deux autres
unités salafistes pour s'emparer de la base militaire Cheikh Suleiman
dans la région d'Alep, après un siège qui a duré deux mois.
Il
n'hésite pas non plus à appuyer l'Armée syrienne libre (ASL) dans des
actions d'importance. Ainsi, en novembre, ces deux formations se sont
emparées de la base de défense aérienne n°46 à proximité d'Alep. Une
différence notable dans les savoir-faire a toutefois été notée,
particulièrement lors de la bataille d'Alep : les forces de l'ALS
occupent le terrain, les activistes d'al-Nousrah le conquièrent ou le
défendent.
En fait, il semble que le Front al-Nusrah n'est pas
encore assez puissant pour se passer de l'appui des autres groupes
insurrectionnels. A terme, cela devrait changer avec l'arrivée de plus
en plus de combattants étrangers attirés par cette terre de djihad qui
semble pleine de promesses de succès à la différence des théâtres
somalien et yéménite. Pour leur part, l'Irak et l'Afghanistan sont
désormais l'affaire de combattants nationaux qui n'ont plus vraiment
besoin d'aide étrangère. Il reste le Mali, mais les conditions d'accès à
ce pays enclavé sont plus délicates pour les volontaires étrangers. Par
contre, il est relativement aisé de rejoindre la Syrie via le Liban, la
Jordanie, la Turquie ou l'Irak. Comme les autres mouvements
insurrectionnels syriens, le Front al-Nusrah va également se renforcer
en armements financés par les nombreux donateurs des pétromonarchies.
L'approvisionnement en armes et munitions A
ce sujet, il est intéressant de remarquer que les insurgés mentent de
manière éhontée sur la provenance réelle de leurs armements. Ainsi, sur
la photographie ci-dessous, diffusée en novembre 2012, ils prétendent
que le missile sol-air portable (
Manpad) présenté est un SA-16 saisi sur la base n°46 de l'armée syrienne. En fait, il s'agit d'un SA-24
Grinch 9K
338 russe en service dans seulement trois pays : la Russie, le
Venezuela et la Libye ! La Russie et le Venezuela soutenant le régime en
place à Damas, cette arme ne peut donc provenir que des dépôts libyens.
Manpad présenté comme un SA-16 syrien alors qu'il s'agit d'un SA-24 libyen.
Détails du SA 24 Grinch
Si la Libye constitue le principal stock où les rebelles syriens[3]
peuvent venir s'approvisionner en armes et munitions, le Qatar et
l'Arabie saoudite financeraient également l'acquisition de matériels
militaires sur le marché mondial. Ces dernières arriveraient en Syrie
via la Jordanie, le Liban et la Turquie.
Le Front al-Nusrah crée sa propre alliance de mouvements salafistes Déjà
,le 19 novembre dernier, le Front al-Nusrah et 13 autres groupes
salafistes basés à Alep avaient rejeté officiellement la Coalition
nationale des forces d'opposition et de la révolution formée huit jours
auparavant car ils la jugeaient trop proche des Occidentaux. En
revanche, ils avaient appelé à la création d'un Etat islamique en Syrie.
Juste
après avoir été désigné comme groupe terroriste par les Etats-Unis, le
Front Al-Nusrah et neuf autres mouvements salafistes radicaux ont
annoncé leur union au sein d'un Conseil des Mujahideen (
Mujahideen Shura) dans la ville de Deir al Zour.
Ces groupes sont :
- le Front al-Nusra,
- les brigades al Ansar,
- les brigades Abbas,
- le bataillon La Ilaha Ila Allah (« il n'y a pas d'autre Dieu qu'Allah »),
- la brigade Hamza,
- la brigade Sa'qah,
- la brigade Izzuddin al Qassam,
- la brigade al Qassam,
- la brigade de la Da'wa (« prière ») et du Front du djihad.
Même
si on peut légitimement douter de l'importance de ces unités
autoproclamées, la volonté des salafistes radicaux de s'unir sous une
même bannière est extrêmement inquiétante. Leur objectif affiché est
d'unifier leurs rangs pour « la cause d'Allah » afin d'organiser leurs
efforts pour combattre les « soldats incroyants (Occidentaux) et
apostats (Alaouites et leurs alliés) ». Le commandement unifié va être
certainement dirigé par les chefs du Front al-Nusrah qui sont les plus
compétents et qui semblent être à la manœuvre depuis le début 2012. De
plus, ils bénéficient de l'expertise et de l'appui logistique d'AQI.
A
remarquer que le processus qui se déroule aujourd'hui en Syrie est
semblable à ce qui s'est passé en Irak 2006. A l'époque, AQI avait donné
naissance à un
Mujahideen Shura unifiant les mouvements djihadistes sunnites avant d'être rebaptisé Etat islamique d'Irak.
*
La
situation de la Syrie devrait se libaniser progressivement. Déjà, le
porte parole du Conseil révolutionnaire de Deir al Zour a déclaré que le
Front al-Nusrah était le groupe le plus puissant dans la région et que
l'Armée syrienne libre (ASL) avait «
sélectionné des commandants qui n'étaient pas représentatifs dans la province[4] »!
Cet indice d'alerte est révélateur de ce qui va vraisemblablement se
passer dans un avenir proche. Les forces loyalistes (Alaouites,
chrétiens, chiites, etc.), qui ne sont plus en mesure de reconquérir le
terrain perdu, vont défendre âprement les zones qu'elles contrôlent car,
en cas de défaite, elles craignent d'être les victimes de massacres
généralisés ; le
Mujahedeen Shoura dirigé par le Front
al-Nusrah va progressivement gagner du terrain, dans un premier temps
sur les unités de l'ASL, dont certaines vont faire défection pour passer
sous son commandement. Enfin, ce qui restera de l'ASL va tenter de
garder ses fiefs a proximité des frontières turque et libanaise. Pour le
moment, les Kurdes installés dans le nord-est du pays restent l'arme au
pied. Ils ne devraient bouger que s'ils sont directement menacés. Ils
ont l'avantage de bénéficier de la profondeur stratégique que constitue
l'Irak du Nord.
Comme dans les autres pays qui ont connu les
révolutions arabes, une sourde lutte a lieu entre les salafistes
radicaux et les Frères musulmans. Si, pour l'instant, l'objectif commun
reste la chute du régime de Bachar al-Assad, cette dernière entraînera
vraisemblablement des luttes fratricides sanglantes pour le contrôle du
nouveau pouvoir, sans parler des exactions dont seront victimes les
minorités ethniques et religieuses.
- [1]
Ibrahim Awad Ibrahim Ali al-Badri ou docteur Ibrahim Awad Ibrahim Ali
al-Samarrai ou Abou Du'a. Il fait partie des trois terroristes les plus
recherchés par Washington. Sa tête est mise à prix pour 10 millions de
dollars.
- [2]
Il semble que les Libyens soient regroupés dans des unités autonomes
comme les Brigades révolutionnaires de Tripoli (cf. Note d'actualité
n°279 d'août 2012).
- [3] Mais aussi Al-Qaida au Maghreb islamique et de de nombreux trafiquants.
- [4]
A la demande de Riyad et de Doha, l'ASL a écarté, en décembre, tous les
officiers qui sont jugés hostiles aux Frères musulmans, comme le
colonel Riyad al-Assad, pourtant membre fondateur de cette organisation,
ou les généraux Mohamed el-Hage Ali et Mustapha al-Shiekh.